Fin juin 2017, un nouvel avis du Conseil consultatif sur la cohérence des politiques en faveur du développement sortait sur le « blending ». Si le débat sur le rôle du secteur privé dans le financement du développement n’est pas neuf, ces dernières années, un tournant décisif a été amorcé.

Et, dans ce débat, le mouvement syndical a un rôle majeur à jouer puisqu’il est amené à négocier directement avec les employeurs et qu’il est doté d’une expertise forte en matière de production de normes au sein d’instances nationales et internationales comme, par exemple, l’Organisation internationale  du Travail (OIT).  Pour l’IFSI et la FGTB, ce débat sur les partenariats mixtes public-privé devrait également intégrer l’importance du dialogue social et le respect des conventions de l’OIT, y compris celles relatives aux droits syndicaux et à la négociation collective.

Qu’est-ce que le blending ?

Depuis le début des années 2000, avec l’élaboration des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD), se dessine une prise de conscience globale quant à la nécessité d’élargir les bases de financement du développement. Le rôle du secteur privé dans le financement du développement se concrétise petit à petit dans les débats au sein des instances internationales. L’accent est mis sur les synergies possibles entre les financements publics et privés du développement. Cela fait écho à la fois aux contraintes budgétaires qui se généralisent et à la reconnaissance de l’impact croissant du secteur privé sur le développement.

Lorsque les objectifs de développement durable (ODD) à l’horizon 2030 furent fixés en 2015, les estimations montrèrent que les sources publiques de financement du développement ne suffiraient pas pour atteindre les ODD. Ces derniers couvrent de nombreux secteurs comme les infrastructures de base (routes, rail et ports ; centrales électriques ; eau  et assainissement), la sécurité alimentaire (agriculture et développement rural), l’atténuation des changements climatiques et l’adaptation à ces changements, la santé et l’éducation. Les pays donateurs considèrent alors qu’une forte augmentation de l’investissement à la fois public et privé est nécessaire. C’est pourquoi, dans leurs stratégies de financement du développement, les pays donateurs ont choisi de miser sur des partenariats public-privé. Les financements additionnels jugés nécessaires pour atteindre les ODD à l’horizon 2030 s’élèvent de 3 300 à 4 500 milliards de dollars par an, soit un montant dépassant largement les moyens mobilisés par l’APD jusqu’à présent. Pour 2016, l’APD s’est élevée à 142 milliards de dollars selon le CAD de l’OCDE. De plus, les investissements privés se retrouvent encore peu dans les secteurs visés par les ODD, soit parce qu’ils proposent un modèle de rémunération des risques peu attractif aux yeux des investisseurs privés, soit parce qu’ils concernent directement les services publiques où l’implication du secteur privé reste très sensible. Et les pays les moins avancés (PMA) bénéficient très peu des investissements du secteur privé qui se concentrent plutôt dans les pays émergents. L’APD reste la principale source de financement extérieur des pays pauvres et est souvent utilisée pour financer directement le budget et les dépenses publiques.

Pour combler le différentiel entre les ambitions des ODD et l’APD, les pays donateurs se sont orientés vers la mobilisation du secteur privé par le biais de l’APD comme source de financement du développement. Bien que sa définition reste relativement floue, le blending consiste en l’utilisation de financements publics comme levier pour mobiliser les investissements du secteur privé dans les pays en développement et débloquer ainsi des financements supplémentaires devant, en principe, permettre de tendre vers la réalisation des ODD. Le but est donc d’accroître les moyens disponibles par des financements mixtes publics-privés. Dans ce cadre, l’intervention des pouvoirs publics vise à réduire les coûts totaux (soit en garantissant le bénéfice futur via rémunération, soit par une subvention directe) ou réduire le risque d’investissement par la réduction d’intérêts ou d’autres types de financements (prêts, capital-risque…).

 

Quelques questionnements soulevés par le blending

Comme le rappel l’avis du Conseil consultatif sur la cohérence des politiques en faveur du développement, la mobilisation du secteur privé dans les pays en développement correspond à un objectif prioritaire des cadres internationaux balisant l’APD ainsi qu’un objectif prioritaire de la Déclaration de politique générale du gouvernement fédéral belge et des Notes de politiques générale du Ministre belge de la Coopération au développement. Le secteur privé est de plus en plus perçu comme un partenaire clé du secteur public dans la coopération au développement. Or, ce phénomène recouvre une grande hétérogénéité d’acteurs et de pratiques. Il est favorablement accueilli par certains, mais il suscite aussi énormément de méfiance chez d’autres. Le risque est grand de voir se développer une financiarisation du développement, à savoir une logique purement financière du développement. Cette dernière serait caractérisée par des financeurs privés du développement cherchant à faire fructifier leur capital et à lui trouver des opportunité de valorisation tandis que les financeurs publics du développement viseraient principalement l’augmentation des ressources disponibles, soit une autre forme de valorisation du capital.

De plus, ces partenariats publics-privés réunissent une myriade d’acteurs (Etats, organisations internationales, plus ou moins grandes fondations, organisations non gouvernementales, multinationales,…) et tendent à favoriser une prolifération d’acteurs. Certains commentateurs évoquent d’ailleurs une fragmentation du paysage de l’aide au développement et une certaine opacité concernant des actions menées en son nom par des partenariats publics-privés. Les acteurs privés souffrent d’un déficit de coordination et de légitimité induit notamment par la divergence d’intérêts entre les différents opérateurs économiques guidés par leurs intérêts commerciaux respectifs et leur redevabilité première à leurs actionnaires. Et comment se prémunir des conflits d’intérêts manifestes lorsque des acteurs du secteur privé comme, par exemple, les industries agro-alimentaires ou de tabac, se retrouvent, par l’intermédiaire de ces partenariats publics-privés, impliqués dans l’élaboration de politiques publiques de pays en développement ?

 

A quoi devons-nous rester attentif concernant le blending ?

Soulevons d’autres questionnements quant à l’utilisation de fonds publics comme levier pour mobiliser le secteur privé sur les enjeux de développement. Ceux-ci sont également rappelés dans l’avis du Conseil consultatif sur la cohérence des politiques en faveur du développement.

  1. L’estimation des montants mobilisés par le blending et l’analyse de leur affectation ne sont pas simples à réaliser, suite au manque de transparence dans la publication des données par les pays donateurs et les institutions de financement du développement. L’un des problèmes fondamentaux du blending, c’est donc le manque de transparence ayant pour conséquence une redevabilité moindre. Comment alors s’assurer que le blending respecte les critères d’efficacité de l’aide imposés aux financements publics dont une certaine transparence via la diffusion de données désagrégées quant aux investissements réalisés.
  2. Il est démontré que le blending se concentre principalement dans les pays à revenu intermédiaire et dans 3 secteurs économiques porteurs : le secteur de l’énergie, le secteur de l’industrie, des mines et de la construction, le secteur des banques et des services financiers. Comment alors orienter ces mécanismes de financement vers les pays et les secteurs où les défis pour atteindre les ODD sont les plus importants ? Il s’agit notamment des pays pauvres et des services publics comme l’éducation et la santé. Mais, en poussant à la mobilisation de ces investissements privés pour ces secteurs, ne risque-t-on pas d’ouvrir une brèche vers la privatisation de ces services publics ? Comment, dans ce contexte, construire, maintenir et garantir des services de qualité d’un coût abordable et accessibles à tous et toutes
  3. Est-ce que les financements additionnels permis par le blending sont alignés sur les stratégies des pays en développement ? Comment s’assurer que les gouvernements restent les moteurs endogènes du développement et, en dernier ressort, responsables de la prestation des services publiques essentiels ? Comment éviter le retour de l’aide liée et s’assurer que le blending ne soit pas mobilisé pour d’abord offrir de nouveaux débouchés aux entreprises des pays donateurs ?

Face à ces diverses inquiétudes, parmi les recommandations de l’avis de la CCPD, trois d’entre elles retiennent particulièrement notre attention :

  1. « Garantir que le soutien au secteur privé respecte les principes de l’efficacité de l’aide » comme l’appropriation, l’alignement, le déliement, la transparence et la redevabilité. Cela suppose notamment d’améliorer la collecte et la publication des données concernant le blending afin d’en garantir la transparence et le suivi.
  2. « Assurer une division des tâches entre APD traditionnelle et blending afin de garantir un financement suffisant du développement durable dans les pays les moins avancés et dans les secteurs sociaux ». Il s’agit en effet de s’assurer que les pays les plus pauvres et les secteurs sociaux qui bénéficient peu ou pas du blending puissent continuer à bénéficier d’un appui nécessaire pour relever les défis qui les concernent, tout en évitant une privatisation rampante des services publics.
  3. Garantir que le secteur privé respecte les droits humains et un travail décent. Cela suppose notamment de subordonner les investissements privés au respect des Principes directeurs sur les entreprises et les droits de l’Homme, approuvés le 16 juin 2011 par la résolution 17/4 du Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU, ainsi qu’au respect des normes sociales et environnementales reconnues à l’échelle internationale.

A titre de recommandation, il nous semble également primordial de promouvoir la mobilisation des ressources domestiques des pays en développement en adoptant des mesures de prévention à l’évasion fiscale et en évitant d’avoir recours aux paradis fiscaux. Il s’agit donc de garantir le respect du plan d’action d’Addis-Abeba sur le financement du développement (juillet 2015) qui mise sur les ressources domestiques comme sources principales de financement stable et pérenne pour le développement.

Au-delà de ces recommandations, d’un point de vue syndical, il est pour nous essentiel de défendre une approche fondée sur les droits du développement à travers l’État de droit et le dialogue social. En effet, l’Etat de droit est un élément décisif dans la réalisation, la promotion et le respect des droits, et des droits au travail en particulier. Sans l’État de droit, il ne peut y avoir de protection des droits des citoyens, y compris les droits fondamentaux à la liberté d’association et la négociation collective, tels que définies dans les conventions de l’OIT n° 87 et 98. Par ailleurs, le dialogue social est tout aussi primordial pour assurer la prise en charge démocratique des objectifs de développement économique et social, y compris le respect des normes fondamentales du travail et la promotion de l’équité sociale. À travers le dialogue social, les employeurs et les représentants des travailleurs contribuent à l’élaboration de stratégies de développement social et économique tout en offrant des moyens efficaces pour la gestion des conflits et tout en contribuant à la paix sociale. Unifiés, les partenaires sociaux devraient être reconnus comme des acteurs de développement à part entière.

L’on comprend que malgré la place croissance du secteur privé dans le financement du développement et la coopération au développement, l’intervention des pouvoirs publics tant en termes de financement du développement qu’en termes d’élaboration de politiques publiques et de règles reste fondamental et central. En effet, celle-ci permet d’éviter le risque d’une « privatisation des politiques de développement », à savoir un désengagement progressif des pays dits « développés » du processus de développement, laissé à la seule responsabilité des gouvernements locaux aidés par les « forces du marché » face auxquelles, rappelons-le, ceux-ci ne sont pas toujours en mesure d’établir un rapport de force favorable.