Il était une fois une entreprise du nom d’AB-InBev qui, étendant son empire au-delà des mers, pensait pouvoir agir comme bon lui semblait partout dans le monde. La Coupe du Monde venant, tous ses enfants devenus adultes se dirent « Mais il faut plus de bière pour voir tous ses matchs ! Augmentons donc les cadences ! ».

Les patrons s’offusquèrent quand les ouvrier·ère·s dirent non aux 56 heures hebdomadaires. D’aucuns s’amusèrent d’entendre ces mêmes patrons répéter qu’eux ne comptaient pas leurs heures supplémentaires. Si vous tendez l’oreille, vous entendrez encore les rires de certain·e·s ouvrier·ère·s franchir montagnes et océans.

Un contexte trouble et turbulent
Les patrons n’osèrent pas avoir recours au sacrosaint patriotisme rouge et blanc du drapeau péruvien. Alberto Fujimori, appelé aussi le rat chinois – heureusement pour les Japonais, Fujimori est d’origine japonaise ; malheureusement pour les Chinois qui, cette fois, n’avaient rien à se reprocher – devint dictateur après un mandat démocratique. Des souvenirs européens d’un certain petit monsieur à la moustache funeste ? Fujimori ne faisait que penser très fort à son pays et à ses exportations. Il ne demanda ni du sang ni des larmes mais des sacrifices : la moitié des cotisations pour les pensions et la sécurité sociale. En effet, puisque le travail c’est la santé, qui a besoin d’une pension complète et de soins de santé ? Ces mesures eurent tellement de succès chez les patrons péruviens qu’elles furent votées et revotées par les différents présidents élus démocratiquement par après. N’est-ce pas merveilleux ? Tant de sollicitude pour son pays. Est-il nécessaire de préciser que les patrons n’ont pas sacrifié leur épargne pension et que leur couverture de soins est restée garantie?

En attendant, près d’un million d’ouvrier·ère·s agricoles renoncèrent volontairement à la moitié de leurs bénéfices sociaux et de leurs vacances, les patrons ne contribuant plus qu’à moitié pour leurs pensions et leur sécurité sociale. Ces mesures, déclarées par l’OIT comme contraires aux droits des travailleur·se·s, les deux derniers présidents voulurent les étendre à d’autres secteurs économiques. Pour le bien du pays, (bien) évidemment.

Le Pérou, qui a rejoint les pays à revenu moyen, reste un pays « extractiviste » qui vend ses ressources brutes, laissant ainsi à d’autres le soin d’engranger de considérables bénéfices avec les produits raffinés. Les multinationales étrangères sont presque toutes présentes dans le pays, que ce soit dans la construction ou les mines. Le combat de la société civile ici est âpre et dur. Il s’agit de construire le pays, mais pas à n’importe quel prix ! La destruction de l’Amazonie est en marche, les lagunes des communautés indigènes s’assèchent et les animaux meurent empoisonnés par l’activité minière.

Lava Jato, ou comment blanchir son argent …
Tous les ex-présidents péruviens sont en prison, et s’ils ne le sont pas, c’est parce qu’ils sont morts ou en fuite, ce qui démontre qu’une certaine justice existe encore au Pérou même si, aux dernières nouvelles, le pouvoir judiciaire est également dans l’œil du cyclone. Pourtant le mot clé dans le pays est corruption. Plus personne ne croit aux hommes et aux femmes politiques, ni aux entrepreneur·euse·s, … C’est le sauve-qui-peut depuis l’affaire « Lava Jato »[1]. Le scandale Odebrecht ? Vous vous en souvenez : c’est celle qui a mis en prison le président brésilien Lula pour corruption passive[2]. La station-service de Brasilia « Lava Jato » servait de paravent à un réseau de blanchiment d’argent. Petrobras, une compagnie brésilienne semi-publique, était dans le coup et servait à financer des partis politiques. Odebrecht, le grand groupe de construction, décrochait à tour de bras les appels d’offre, surfacturant ses travaux et arrosant copieusement le monde politique de gauche et de droite, et pas seulement au Brésil. Douze pays d’Amérique latine sont mouillés et le président péruvien Pedro Pablo Kuczynski a été obligé de démissionner.

De retour à nos bières …
Les syndicats ripostèrent en Belgique, en Colombie et ailleurs contre la semaine de 56 heures. Au Pérou, dans l’entreprise Backus, les négociations échouèrent parce qu’elles n’eurent simplement pas lieu. La semaine à 56 heures n’était pas négociable.

L’entreprise Backus est présent à Lima avec une brasserie à Lima, Lambayeque, Arequipe, Cuzco et Pucallpa, une malterie à Lima et des fabriques de limonades et eaux à Lima. Sur les 1000 personnes qui travaillent sur les différents sites, 900 sont syndiquées et comme il n’y a pas de représentation syndicale sur le site de San Juan de Pucallpa, on peut affirmer que le syndicat de Backus est la voix de tou·te·s les travailleur·se·s.

Que se passa-t-il du côté de la direction quand les travailleur·se·s ont décliné, sans façon, la proposition des patrons de travailler 56 heures semaine ? Une proposition seulement à prendre et pas à négocier ou laisser. Que faire d’autre quand négocier n’est plus possible ? La grève !

Moment d’une autre parenthèse
Pour faire grève au Pérou, il faut se soumettre à beaucoup de préalables juridiques sinon on risque la prison et, même en ayant suivi la Loi, la prison accueille toujours tout le monde à bras ouverts. Toute entreprise a droit à un personnel minimum pour effectuer des tâches de base, « urgentes ». Et les employeurs de l’entreprise Backus ont obtenu que 200 personnes figurent sur cette liste ! Comment dès lors réussir une grève ? Même les non-syndicalistes répondront aisément à cette question.

Revenons au dépôt de la grève du syndicat de Backus. La grève est refusée et l’entreprise Backus réclame ses 200 travailleur·se·s. L’entreprise connait les syndicalistes grâce au système de check-off. Beaucoup de syndicats de par le monde savent comme il est difficile d’encaisser la cotisation syndicale sur un salaire pauvre… le système de check off permet au syndicat de ne pas devoir compter sur une armada de receveurs qui prélèvent auprès de chaque travailleur·se syndiqué·e sa cotisation parce que l’employeur prélève à la source sa cotisation et la verse au syndicat correspondant. Soulagement économique mais … l’employeur péruvien a en ligne de mire tous les syndicalistes puisqu’il peut facilement les identifier.

Au moment de la grève, l’entreprise Backus relève les manquants sur sa liste de 200… et procède au licenciement de tous les syndicalistes grévistes dont les noms figuraient sur la liste et à la mise à pied pendant 5 jours de tou·te·s les autres travailleur·se·s grévistes, syndiqué·e·s ou non. Cette dernière mesure est ressentie durement, perdre une semaine de salaire mettra en difficulté beaucoup de familles.

Le premier bras de fer a lieu avec la justice. L’entreprise Backus veut démontrer que la grève était sauvage, le syndicat rétorque que les services minimaux ont été garantis comme l’exige la loi. L’entreprise Backus persiste et met une fin de non-recevoir à toute velléité de négociation.

L’action internationale
Le syndicat de l’alimentation belge, FGTB HORVAL réagit. En un premier temps, il informa La Fédération Internationale de l’Alimentation et demanda un entretien avec la direction belge d’AB-InBev qui répondit « chacun est maître chez soi… ».

Rencontrer la direction d’AB-InBev s’avéra difficile ; le modèle de concertation belge s’est retrouvé malmené. Même l’ambassade de Belgique à Lima demanda à rencontrer les syndicalistes pour connaître le fond de l’affaire.

Backus contrattaque
Et soudain, le paysage médiatique explose : Luis Samán, le Secrétaire général du syndicat de Backus, est accusé par l’entreprise Backus d’être un terroriste. Son action a pour but de déstabiliser le Pérou, de saboter une des meilleures entreprises du pays qui avait, par ailleurs, reçu le prix pour le « meilleur climat d’entreprise au Pérou[i] ». l’entreprise Backus a des preuves : un homme, Luis Samán en personne, a déposé un tract relié au mouvement du Sentier Lumineux[ii].

Luis Samán réagit tout de suite, plus vite que son propre syndicat, et, faisant bon usage des réseaux sociaux, réduit à une peau de chagrin l’accusation de l’entreprise Backus. Il poste films se mettant en scène, photos avec panneaux de protestation, …

Ces propos calomnieux, ni la Confédération Générale des Travailleurs du Pérou (CGTP) ni son partenaire l’IFSI (Institut de coopération syndicale soutenu par la FGTB) et encore moins HORVAL ne pouvaient les accepter. L’entreprise Backus, se rendant compte que sa réaction avait été disproportionnée voulut retirer sa plainte d’autant plus que l’entreprise dut reconnaitre que les caméras qui avaient enregistré l’image de Luis Samán déposant le tract terroriste devant les portes de l’entreprise n’avaient rien enregistré. Mais le droit péruvien n’envisage pas cette possibilité et l’affaire suit donc son cours au pénal, la CGTP fournit l’aide juridique nécessaire à Luis Samán. HORVAL, la FGTB et l’IFSI restent sur le pont et exigent avec le syndicat de Backus et la CGTP la réintégration de tou·te·s les travailleur·se·s licencié·e·s.

Comment bien commencer l’année 2019 ?
Le Nouvel An a inspiré les employeurs de l’entreprise Backus qui ont licencié 8 travailleur·se·s dont 6 syndiqué·e·s pour falsification de certificats médicaux. Le médecin du centre médical que les travailleur·se·s ont fréquenté était un faux. Donc les certificats le sont ! Certains auraient-ils lu Le Prince[iii] ?

Le syndicat de Backus ne renonce pas et son Secrétaire général ne manque pas non plus d’ingéniosité pour alerter l’opinion publique via les réseaux sociaux. Et du côté belge, HORVAL avec sa délégation d’AB-InBev continue à soutenir les travailleur·se·s péruvien·ne·s et à défendre Luis Samán contre les attaques de l’entreprise Backus en négociant avec le groupe brassicole belgo-brésilien, en portant l’affaire au niveau européen et international.

La bière a un goût amer dernièrement…


[1] Lava jato veut littéralement dire car wash

[2] Libération de l’ancien president Lula?

[i] Ranking de Merco Talento 2015, Article Backus

[ii] Guérilla maoïste violente qui terrorisa la population civile luttant contre toute forme de dictature politique, économique. Le leader, Abimail Guzman, condamné à perpétuité, qui, aux dernières nouvelles, a demandé d’autres vêtements : l’uniforme rayé est humiliant, dit-il. Le Sentier Lumineux est connu également pour des activités de blanchiment d’argent, il recourt au trafic de coca pour sa survie. Ses membres n’ont pas hésité à enlever des paysans, à les faire travailler comme esclaves dans les champs de coca, à violer les paysannes pour avoir de nouvelles recrues dans l’armée. Avant de devenir « guérilleros », ces enfants travaillaient dans les champs de coca jusqu’à l’âge de 12 ans. (France-Info) et le très bon roman graphique péruvien recommandé par Amnesty International : Jesús Cossío, Luis Rossell, Alfredo Villar, Le Sentier lumineux – Chroniques des violences politiques au Pérou 1980-1990, L’Agrume, 2015

[iii] « Le Prince”, Machiavel,1532