En juin dernier, se tenait la Conférence internationale du travail. A son ordre du jour, la migration de main d’œuvre. Un sujet qui fait l’actualité jour après jour. Cette commission a été suivie pour la F.G.T.B. par Luc Demaret, ancien expert d’ACTRAV, le bureau des activités de travailleurs au sein de l’OIT. Nous l’avons interviewé pour faire le point sur ces travaux.

 

IFSI : Comme chaque année à Genève, en juin dernier, l’Organisation Internationale du Travail (OIT) a tenu sa Conférence internationale du Travail (CIT). Qu’est-ce que la CIT ?

LD :      Souvent désignée comme un parlement international du travail, cette conférence constitue un forum de discussion sur les questions sociales et de travail au niveau international. Elle permet d’élaborer et d’adopter les normes internationales du travail. Cet événement rassemble les délégués des gouvernements, des travailleurs et des employeurs des 187 Etats membres de l’OIT. Tous les délégués disposent des mêmes droits, peuvent s’exprimer en toute liberté et voter selon leur gré. Les délégués « travailleur » et « employeur » sont quelquefois amenés à voter contre les représentants du gouvernement ou l’un contre l’autre. Cette variété de points de vue suscite parfois d’intenses débats, des points de vue contradictoires et des négociations serrées entre les différentes parties. Mais, au final, les décisions doivent être adoptées par une large majorité et la recherche du consensus est nécessaire. C’est à l’occasion de cette conférence que sont décidées les grandes orientations de l’OIT. Il s’agit d’un moment important, permettant d’orienter l’OIT dans sa mission, à savoir défendre la justice sociale en établissant des normes internationales, élaborer des politiques et concevoir des programmes visant à promouvoir le travail décent pour tous les hommes et femmes dans le monde.

 

IFSI : La CIT a tenu une discussion générale sur la migration de main-d’œuvre. Quelles sont les évolutions constatées dans ce domaine ?

LD :      Les chiffres compilés par l’OIT montrent une augmentation du nombre de migrants en termes absolus. On parle de 244 millions de migrants dans le monde, dont 150 millions seraient des travailleuses et travailleurs. Mais, ce qui est important, c’est de noter qu’en rapport avec la population mondiale et son évolution, la part des migrants reste identique : on parle de 3,3% de la population mondiale et 4,4% de la population active. La migration est donc un phénomène relativement stable et limité. Cela contredit bien des discours sur le « danger » de la migration.

Ce qui change, par contre, c’est la nature des migrations. D’abord, à l’inverse des idées reçues et souvent propagées, l’augmentation des migrations concerne surtout des mouvements entre pays du Sud. Ensuite, de plus en plus de « travailleurs » migrants sont en fait des « travailleuses », souvent victimes d’une double discrimination, en tant que migrantes et en tant que femmes. Enfin, ce qui apparaît clairement, même si les pays de l’OCDE sont encore relativement épargnés, c’est l’augmentation sensible de programmes de migration de travail temporaire, particulièrement de travailleurs et travailleuses peu qualifiés.

 

IFSI : En quoi l’évolution des débats sur les programmes de migration de travail temporaire semble-t-elle vous inquiéter ?

LD : Elle pose en tout cas la question essentielle du travail décent et de l’égalité de traitement. Les travailleurs et travailleuses migrants ont-ils vocation à la précarité au travail ? La position du groupe des employeurs dans le débat conforte mes craintes. Alors que pratiquement tous les rapports de l’OIT attestent de l’impact négatif des programmes de migration sur les conditions de travail, les représentants patronaux se sont échinés, avec hélas un certain succès, à présenter le travail temporaire comme une panacée, un « tremplin » vers le CDI ! Que disent les rapports de l’OIT ? Ils parlent de discrimination salariale de l’ordre d’au moins 30%, de difficultés d’accès au logement ou au crédit, d’une plus grande exposition aux maladies professionnelles et aux accidents de travail et bien sûr de sérieuses atteintes et limites aux droits du travail et à l’exercice de la liberté syndicale. En fait, de « tremplin » vers le CDI, l’OIT parle plutôt « d’impasse » et de « tremplin » vers le chômage ou l’exploitation. Les employeurs y voient plus de flexibilité. Les gouvernements trouvent que cela peut calmer une opinion publique qui aurait tendance à se montrer « hostile » à la migration permanente. Et certains « experts » parlent de situation « gagnant-gagnant ». En réalité, l’abus de programmes de migration de travail temporaire, sur des emplois qui sont en réalité permanents, creuse les inégalités et menace à la fois le travailleur migrant et le travailleur non-migrant. Ces programmes contribuent à précariser les travailleurs migrants qui, à l’issue de leur contrat de travail temporaire, se retrouvent souvent dans des situations de grande vulnérabilité et de clandestinité. Cela renforce l’image négative de l’immigration véhiculée par les partis et mouvements xénophobes : le travailleur migrant serait toléré, mais pas accepté. Programmes de migration de travail temporaire, discours sécuritaires sur l’immigration zéro et poussées xénophobes s’entretiennent mutuellement, et empêchent l’adoption de politiques migratoires durables, équitables et fondées sur les droits.

 

IFSI : La Conférence visait aussi à préparer la contribution de l’OIT aux négociations en cours à l’ONU pour l’adoption d’un Pacte mondial sur les migrations… De quoi s’agit-il ?

LD :      L’an dernier, lors d’un débat à l’Assemblée générale des Nations Unies à New York, les Etats ont approuvé une déclaration qui prévoit, entre autres (un pacte sur les réfugiés est aussi prévu), l’adoption en 2018, d’un  « Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières ». Le travail décent et les migrations pour le travail devront constituer un volet essentiel de ce pacte et les Etats devront prendre des engagements, notamment en matière des droits fondamentaux. Mais rien n’est gagné. On l’a vu à cette conférence internationale du travail, les employeurs et certains gouvernements de pays de destination des migrations y voient une occasion de promouvoir les programmes de migration de travail temporaires ou de brader les droits des travailleurs en échange de quotas de migration. Il s’agit donc d’une sorte de chantage sur les pays d’origine : plus de possibilité de migration légale, mais temporaire, et avec moins de droits. Le rôle de l’OIT sera donc essentiel dans ce débat pour faire pencher la balance du côté du travail décent et les organisations syndicales seront amenées à peser dans les débats. L’enjeu est triple. D’abord, le Pacte mondial en lui-même constitue une opportunité de replacer le débat mondial sur les migration au sein de l’ONU et de son cadre à la fois normatif (les traités et conventions sur les droits de l’homme) et d’équilibre entre les pays (un pays une voix). Jusqu’ici les débats sur les migrations internationales ont lieu dans un Forum interétatique (le Forum mondial sur les migrations et le développement) en dehors de l’ONU, cadenassé par les grands pays de destination et piloté par l’Organisation internationale des migrations (OIM). Or, l’OIM est elle-même contrôlée par les ministères chargés de la sécurité (ministères de l’Intérieur) et semble plus soucieuse de migrations « ordonnées »  que de droits des migrants. Deuxième enjeu : obtenir dans le Pacte des engagements précis et forts en matière de droits des travailleurs et travailleuses migrants, par exemple un engagement à ratifier, respecter et appliquer les Conventions pertinentes de l’OIT et la Convention de l’ONU sur les droits des travailleurs migrants et des membres de leurs familles. Troisième enjeu : asseoir le rôle de l’OIT et donc du dialogue social, avec voix au chapitre pour les syndicats, dans les débats sur les politiques migratoires à tous les niveaux, du national au mondial, en passant par les accords bilatéraux et régionaux. Il y a donc du pain sur la planche pour le mouvement syndical international et chaque centrale syndicale doit pouvoir contribuer à l’effort à son niveau.

 

IFSI Quelles sont précisément ces conventions pertinentes de l’OIT ? La Belgique y a-t-elle souscrit ?

LD :      Il faut d’abord souligner que, sauf indication expresse contraire, toutes les Conventions de l’OIT s’appliquent aux travailleurs et travailleuses migrants, quelle que soit leur situation ! Les instances de l’OIT ont, par exemple, réaffirmé que les travailleurs migrants en situation irrégulière doivent avoir le droit, au nom de la Convention 87 sur le la liberté syndicale, d’adhérer ou de former des syndicats. La Belgique a ratifié 111 des 189 Conventions de l’OIT. Les trois dernières à cette Conférence. Ensuite, il y a deux conventions particulières pour les travailleurs et travailleuses migrants : la Convention 97 et la Convention 143. Pour rappel, la Convention 97 (qui porte essentiellement sur l’égalité de traitement entre nationaux et travailleurs migrants en situation régulière) a été ratifiée par la Belgique et la Convention 143 (qui prévoit le respect des droits fondamentaux de tous les migrants quel que soit leur statut) n’a pas encore été ratifiée malgré les interventions en ce sens des syndicats. Le Président de la FGTB a encore exigé cette ratification dans son discours devant la Conférence internationale du Travail de cette année. Ces deux conventions sont les seules à définir et préciser la notion d’égalité de traitement entre travailleurs migrants et travailleurs nationaux. De plus, leur ratification entraîne l’obligation des Etats à en assurer le respect et elles peuvent dès lors être invoquées devant les juridictions nationales. L’égalité de traitement est le meilleur rempart contre le dumping social. En Belgique, la ratification de la convention 143 permettrait sans doute d’éviter des abus, notamment le retrait du droit de séjour aux migrants européens réguliers simplement pour le fait de percevoir une aide sociale. Cela renforcerait en tout cas les possibilités d’intervention des syndicats et l’intérêt pour les travailleurs et travailleuses migrants de rejoindre nos rangs.